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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 01:40

Selon le sociologue américain Daniel Bell, « L’ État est trop grand pour les petites choses et trop petit pour les grandes choses ». En face, le citoyen lorsqu’il est reconnu dans sa citoyenneté, est souvent réduit à attendre que les autorités veuillent bien se pencher sur son cas ou sur son sort, qu’elles s’activent là où il a pris l’habitude de chercher des petites niches susceptibles de le protéger du poids écrasant de la bureaucratie en charge le plus souvent de le surveiller et de l’encercler que de le servir et de l’encadrer. L’avènement de nouveaux rapports entre le citoyen et l’ État passe par l’activation et la promotion de deux niveaux intermédiaires : celui local et celui régional. C’est dans cette perspective que se situe le  Livre blanc sur le développement régional qui vient d’être publié par le ministère du développement régional. Nous revenons, dans ce papier, sur ce qui nous semble être les trois principales problématiques du développement régional : l’équité et la justice sociale, la compétitivité et la création de valeur et enfin, la gouvernance et la démocratie de proximité.

Les ressorts de l’équité : ici débute la justice sociale

Dire que les fruits de la croissance tunisienne ont été mal répartis relève quasiment du lieu commun qui charrie une conception critiquable car découlant, pour l’essentiel, d’une logique des bons sentiments. Dans ce « paradigme » de la justice sociale, le partage des richesses obéirait à une forme de charité nationale institutionnalisée au travers de politiques sociales, de programmes de rattrapage et de fonds de développement qui expriment les choix et la générosité du prince (les 26/26 et autres programmes présidentiels). Au-delà de la « simple » redistribution, la justice (ou plutôt l’injustice) sociale résulte essentiellement du fait que toutes les régions n’ont pas pu bénéficier des mêmes conditions pour participer à cette création des richesses. Une fois qu’elles ont été exclues de cette création, elles ont été contraintes et habituées à tendre la main aux pouvoirs publics pour qu’ils corrigent les écarts et veuillent bien minimiser les dégâts. Le sentiment d’injustice et son pendant de gratitude envers une personne ou un État bienfaiteurs et l’attente de la bonne action (la lefta kareema min ladoun…), pouvaient soutenir une certaine croissance, consolider la dépendance et donc l’allégeance de certaines régions, mais ne pouvaient aucunement nourrir un véritable développement encore moins un développement durable.

En Tunisie, on s’était préoccupé du « décalage » entre le nord et le sud, décalage mesurable entre autres par le nombre de personnes qui délaissaient terres et parfois foyers pour venir s’installer dans la capitale en quête d’emplois et du minimum de confort citadin. On s’est par la suite rendu compte que la ruralité était nécessaire ne serait-ce que pour nourrir les citadins et on s’est alors rué sur les programmes de développement des zones rurales. En ces temps là, on développait les zones rurales sans demander leurs avis et surtout pour les retenir sur leurs terres et territoires et éviter les flux de migrations vers les grandes villes.

Rien n’y fit, la périphérie encerclait les villes, étranglait celles-ci tout autant qu’elle s’étouffait. Les programmes de développement ont alors été réorientés vers une autre injustice, une autre plaie béante aux portes et parfois à l’intérieur même des grandes villes. Celles des quartiers populaires où d’un trottoir à l’autre, on a parfois le sentiment de passer d’un monde à un autre.

Longtemps cachés par des entrées de villes, des « boulevards de l’environnement » ou « du sept novembre » savamment entretenus ; par des statistiques nationales globales ou moyennes qui évacuent et négligent les écarts et par quelques succès passagers qui servaient de cache misères, ces injustices et ces lignes de fractures et de brisure de la Tunisie en plusieurs morceaux se mouvaient du nord au sud, de l’est à l’ouest, du centre à la périphérie des villes. Un pays et une citoyenneté à plusieurs vitesses. Une Tunisie inégale et parfois injuste à l’égard de ses enfants qui avaient le plus besoin d’elle. Des citoyens de seconde et de troisième zone qui perdaient, jour après jour, l’espoir de s’accrocher à une Tunisie que les médias présentaient pourtant sous un jour plus que favorable.

Dans un pays réputé uni et sans clivages ni religieux, ni ethniques, ni linguistiques, où l’on se gargarisait de l’importance de la classe moyenne, ces déséquilibres régionaux et locaux avaient rapidement pris l’allure de fractures économiques, sociales et psychologiques. La révolution n’était plus très loin.

Les ressors de la compétitivité : ici débute la création de valeur

Le retard en termes de développement économique et humain de certaines régions de l’intérieur de la Tunisie était tout à la fois la cause et la résultante de la faiblesse des investissements et de la création d’emplois mais également d’une fuite des cerveaux et de l’élite intellectuelle et entrepreneuriale de ces régions et d’un appauvrissement humain de celles-ci.  Se pose alors une question lourde de conséquences : Comment voulez-vous qu’une région puisse attirer les investisseurs nationaux ou étrangers alors que ses propres enfants la désertent ?

La promotion de l’attractivité économique et par suite des avantages compétitifs d’une région passe par une action profonde sur trois niveaux :

-          Le niveau géographique ou de géographie économique. Il s’agit ici de la disponibilité et de la mise en valeur du patrimoine et des ressources naturelles, matérielles et humaines de la région. Une fois valorisées (grâce aux investissements nécessaires), il faudrait faciliter l’accès à ces ressources par la mise en place des infrastructures de transport et de communication les plus adaptées et par le développement des acteurs et des composantes de la chaîne logistique de façon à minimiser les délais et les coûts d’accès, de stockage, de transport et d’acheminement/distribution de ces ressources. Mais le développement d’une infrastructure de transport et de communication risque, si elle n’est pas accompagnée d’une action sur les autres dimensions et niveaux d’attractivité du territoire (niveau industriel et culturel), d’entraîner encore plus d’appauvrissement et de satellisation de la région concernée.

-          Le niveau industriel, agricole ou artisanal : il s’agit ici de répertorier et de valoriser les savoirs faire locaux, de recenser, de protéger et de rénover le patrimoine industriel ou artisanal, d’encourager les regroupements, les réinvestissements et la coopération en vue de réaliser des effets de taille et de spécialité et d’œuvrer à créer des synergies entre filières. Les petites et micro entreprises devraient ainsi être encouragées à se regrouper et à travailler ensemble. De même, l’analyse des chaînes de valeurs qui se déploient à l’intérieur de la région devrait permettre de viser soit des synergies verticales avec des complémentarités entre les différents maillons et composantes de la chaîne de valeur, soit des synergies horizontales par le regroupement d’une pluralité de concurrents sur un même espace géographique de façon à créer une émulation entre ceux-ci et d’attirer les clients mais également les fournisseurs de ces concurrents. Pour peu qu’elle soit « revue et corrigée », la tradition des souks tunisiens nous serait ici d’une grande utilité et passerait ainsi au stade industriel.

-          Le volet culturel : sans verser dans le régionalisme, le sentiment et la fierté d’appartenir à un territoire et de participer à la promotion et à la défense d’une région sont un levier important de compétitivité pour ceux-ci. Chaque région a sa propre histoire, ses mythes, ses héros, ses symboles, ses familles, ses blagues et ses mets. Tout cela crée une culture régionale, cimente les relations, fonde la confiance et, en conséquence, réduit les fameux coûts de transaction, accélère et développe les affaires. Ces effets culturels expliquent souvent que les greffes constituées par l’implantation d’entreprises étrangères ou dirigées par des promoteurs n’appartenant pas à la région, ne prennent pas. Ces considérations de cultures et d’appartenances régionales devraient être prises en compte lorsque se décidera le fameux nouveau découpage régional du pays annoncé par le Livre blanc.

Beaucoup plus que les aides (subventions et exonérations) que l’Etat distribue trop souvent sans réelle contrepartie à ceux qui veulent bien accepter de se « sacrifier » pour s’installer dans des régions défavorisées et profiter de leurs richesses dans la perspective d’en créer d’autres, ces niveaux d’analyses et d’actions constituent les véritables leviers d’une amélioration durable de l’environnement des affaires dans les régions. C’est par une action concertée, basée sur l’implication des acteurs privés locaux, préalablement convaincus que leur région et leur territoire sont un bien commun à promouvoir en évitant toute forme d’opportunisme ou de raisonnement du type « passager clandestin », que la mise en valeur et le développement des avantages compétitifs des régions pourra avoir lieu.

Les ressorts de la citoyenneté : ici débute la participation et l’appartenance

Pendant trop longtemps, les structures de proximité qui étaient censées servir le citoyen, n’étaient en fait que des structures de quadrillage de l’espace et de surveillance de celui-ci. La gouvernance locale se confondait avec la police de proximité et, dans la conscience collective, l’injonction présidentielle d’être « à l’écoute du citoyen » se confondait avec une consigne beaucoup plus sournoise: épier les gens. Plus on « descendait » vers le local plus, paradoxalement, la méfiance avait tendance à s’instaurer au détriment des rapports de voisinage et d’un certain nombre de valeurs ancestrales. C’était aussi cela, les méfaits perçus par le peuple, de ce qui leur était présenté comme une modernisation institutionnelle par le haut.

La réussite de la réforme sociale et économique au niveau local et régional présuppose une nouvelle approche de l’organisation des pouvoirs, de la prise de décisions et de l’évaluation de l’action publique. De spectateur passif, le tunisien devra opérer sa mue et s’assumer en tant que responsable et producteur de son propre territoire aussi bien matériel que symbolique. Ceci passe par une nouvelle forme de gouvernance basée sur la subsidiarité.

Dans un article du journal Le Monde daté du 14 juin 2011, Yves Gomez, considère que la gouvernance subsidiaire consiste à « localiser la source du pouvoir au niveau le plus proche de ses effets pratiques et à ne faire remonter à un niveau plus large que les décisions qui ne peuvent être prises localement. La délégation de pouvoir se fait donc non pas du haut vers le bas, mais du bas vers le haut. ». La légitimité du pouvoir tient à sa proximité et à sa capacité à dynamiser la créativité locale, à créer de la valeur à partir du travail réel des citoyens. La gouvernance colle ainsi à l’image de la cité ou du réseau plutôt qu’à celle de la pyramide centralisée. Au final, « le dirigeant exerce son pouvoir non pas parce qu’il en est la source, mais parce que ultime bénéficiaire d’une série de délégations remontantes, il est chargé collectivement d’assumer l’intérêt général ». On le voit, cette nouvelle forme et approche de la gouvernance locale et de la gouvernance des régions suppose une rupture paradigmatique, politique et culturelle d’avec l’approche hyper-centralisante, descendante et condescendante dont les experts et les décideurs politiques ont usé et abusé. Un des principaux résultats des travaux du prix Nobel d’économie 2009, Elinor Ostrom, est que l’efficacité économique des décisions s’améliore au fur et à mesure que celles-ci sont prises par les personnes qui en subissent immédiatement les conséquences. Dit autrement (et cela a été également démontré en Europe), la décentralisation améliore les performances ne serait-ce que parce qu’elle permet au pouvoir central de se concentrer sur des problèmes stratégiques et d’assurer la coordination des actions des acteurs locaux et régionaux.

Il va sans dire que la gouvernance subsidiaire ou décentralisée et la démocratie de proximité présupposent également un certain nombre de conditions dont notamment une définition claire et participative des mandats et des responsabilités des uns et des autres, le développement de la décentralisation fiscale et une bonne déconcentration administrative.

Les ressorts du développement : ici débute la nouvelle Tunisie

Le développement régional résulte d’une alchimie de la compétitivité, de  l’équité et de la bonne gouvernance. L’attractivité des régions, la justice sociale et la participation des citoyens vont de pair et il serait illusoire de penser ceux-ci en des termes séquentiels. Sacrifier la justice sociale ou la gouvernance participative et locale à l’autel de l’attractivité externe d’une région ne ferait que vider celle-ci de ses propres habitants. C’est là la principale difficulté. Alors que chacun de ces volets impose une logique d’action et des contraintes propres qui peuvent s’opposer à celles liées aux autres volets, une véritable politique du développement régional devra tenir plusieurs bouts et prendre ainsi le risque de paraître incohérente.

Karim Ben Kahla, Kbenkahla@gmail.com

Article publié dans le N°5 de "Courrier de Tunisie", Novembre 2011

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