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22 mai 2012 2 22 /05 /mai /2012 01:05

 

Notre révolution est originale. Elle n’est ni bourgeoise ni prolétaire et n’a pas eu de leadership confirmé. Elle a surpris tout le monde dans un pays dont le peuple a été qualifié de « fortement obéissant » (Béatrice Hibou)  et dont les performances économiques  en faisaient, selon des sources internationales «  indépendantes », un miracle africain. En partant d’une grille de lecture « classique », on aurait beaucoup de mal à comprendre ce qui s’est passé. On pourrait même  se demander s’il y a eu réellement une révolution.  En tout cas, si les Hommes font (leur) histoire, nos élites ont été très en retrait, trop à la marge de cette révolution. C’est à peine si, aujourd’hui, on n’assiste pas à un « dégageage » généralisé de toute cette  élite occidentalisée, prédatrice, accusée de silence, de complicité, d’avoir échoué voire d’avoir profité de l’ancien système. La tornade révolutionnaire du « dégage » purifiant les institutions au risque de les emporter, renverserait  une grande partie de ces élites nationales ou locales autoproclamées ou extra-proclamées, incapables de créer leurs propres bases ni de défendre leurs hiérarchies. Des élites qui n’ont pas pu ou su se mettre au service de la masse mais qui n’ont pas non plus su développer l’ingénierie nécessaire afin de modeler, de guider ou d’influencer le peuple.

Mais la révolution n’y changera pas grand chose : le pouvoir restera aux mains d’une élite. Pour le dire autrement, d’une minorité. Une minorité à durée déterminée, provisoire, instable, peut-être. Mais une minorité dont les sources de légitimité, les dispositifs de formation et de recrutement et même les normes de fonctionnement risquent d’êtres stables et en tout cas  plus durables et autrement plus difficiles à changer. C’est là un des principaux défis de la révolution : repenser et refaire l’élite, revoir les modalités de production de celle-ci, remettre l’ascenseur sociale en marche alors que, fondamentalement, c’est le même peuple avec les mêmes traditions, les mêmes valeurs et la même culture.

Des élites satellisées

Trop souvent organisés en rangs clientélistes et corporatistes, les élites, les gagnants ou les moins affectés par l’ancien régime prospéraient à l’ombre d’un capitalisme des copains (crony capitalism) qui se prolongeait en une véritable société des copains. Politiques, syndicales, associatives, technocratiques, médiatiques, intellectuelles, sécuritaires, religieuses ou économiques, ces élites s’accrochaient d’autant plus à leurs intérêts catégoriels que leurs capacités d’action étaient laminées et qu’elles étaient affaiblies par l’effritement de leur capital symbolique et la satellisation des institutions chargées  de leur recrutement, formation, encadrement et « production ».  C’est la fabrique d’une ou plutôt d’une pluralité d’élites enracinées dans un projet de société qui, crise de l’université tunisienne aidant, faisait défaut.  La production des élites se faisait difficilement et parfois artificiellement et l’accès aux « clubs » qu’elles formaient passait par la cooptation. Après une première phase post- indépendance où l’Etat produisait ses élites et les chargeait de la responsabilité de faire le reste du pays,  la Tunisie est entrée dans une phase où c’est le président et ses multiples démembrements (le système présidentiel) qui faisaient ou (re)produisaient l’élite. Ce n’était ni la base qui choisissait sa nokhba ni l’élite elle-même qui contrôlait les critères de promotion et d’accès à son statu. Pire, n’était admis dans les clubs de l’élite (ou des maîtres) que celui qui se résignait à porter l’habit du disciple avec ce que cela charrie comme principes d’allégeance et d’obéissance (Hammoudi).

S’agissant de déléguer et de téléguider la direction des groupes sociaux, des catégories socioprofessionnelles, des institutions ou de simples organisations, le pouvoir central se transmutait en pouvoir total. L’admission  à un club « officiel » signifie l’autorisation explicite ou implicite donnée par le pouvoir central de participer au partage de la rente qu’est le capital symbolique ou matériel valorisé par l’élite en question.

Avec des intérêts divergents et des capacités fragilisées, les marges de manœuvre des différentes composantes de ses élites dépendaient de leur allégeance au pouvoir central plutôt que de leurs compétences intrinsèques. avec la panne de l’ascenseur social  liée à la crise de l’université, la main mise de quelques familles sur des pans entiers de l’économie, le positionnement du « prince » en tant que bienfaiteur, gardien et faiseur de l’élite et l’incapacité des professions  à imposer leurs propres règles de classement, se profilait un cloisonnement et une faible circulation de ces mêmes élites.  Or, sans champs politique ouvert point d’élite et sans un système de valeurs enraciné point d’élite légitime.

L’incompréhension voire le mépris entre une élite autocentrée et à court de légitimité et une masse laissée pour compte, les rivalités et les conflits intestines entre et à l’intérieur des catégories de l’élite, la méfiance entre les composantes de celle-ci, tout cela à contribué à affaiblir le rôle de locomotive ou de guide que cette catégorie sociale et politique aurait dû jouer.

Fin de l’histoire, fin des classes et inutilité des élites

Les discours officiels et même ceux savants de certains sociologues de l’Etat-providence, de la fin de l’histoire et de la société de consommation, nous assènent une vérité : Il n’y a plus de classes sociales. Enfin, presque plus. tout au moins dans la conscience de ceux qui se battent pour des places, des classements et des positions sociales au sein de groupes, de catégories ou de champs sociaux aux contours relativement flous. Ceux-ci ressentent l’injustice voire l’exclusion mais n’y voient rien de structurel, pas l’ombre d’une classe dominante ni d’une classe dominée. Ils en sont d’autant moins conscients qu’ils sont privés du porte-parole et de l’organisateur qu’aurait pu être l’intellectuel organique. La pauvreté, l’exploitation ou l’exclusion de ces perdants de l’ancien régime sont expliqués par les déficiences de l’administration, le mauvais sort, le hasard ou  l’acharnement du destin. Une situation passagère en attendant l’opportunité entrepreneuriale, la solidarité sociale, la charité morale ou la délivrance fatale.  Les inégalités sont de plus en plus complexes. Les rapports qui les produisent encore plus. L’interprétation de celles-ci n’est pas donnée. Encore moins dans des sociétés individualistes, clientélistes voire clanistes où le pays « légal » est souvent coupé de celui « réel ». Entre la conscience de classe et la lutte individualiste pour les places, s’interpose la famille, le clan, la tribu et d’autres appartenances qui atténuent les fractures et euphémisent les conflits. S’interpose également l’Etat. Entité trop abstraite pour les uns et trop concrète pour les autres. Confondue avec une bureaucratie qui n’a de celle-ci que la lourdeur. Sélectivement impersonnelle, aléatoirement informelle, plus occupée à surveiller les espaces qu’à libérer les énergies.

Égalitarisme versus élitisme : quand l’utopie le dispute à l’idéologie

Comment justifier les inégalités ? Qui peut le faire ? Mais déjà, accepte-t-ont les inégalités ? La question de l’élite est inséparable de celle de la méritocratie et des inégalités considérées comme justes. Des inégalités justifiées par leur utilité pour le plus grand nombre ou par le mérite des gagnants même si (et surtout si) ceux-ci constituent une minorité. Encore faut-il que les méritants le soient réellement. Qu’au départ, il y ait eu une parfaite égalité des conditions et qu’entre-temps, le hasard, la chance, la bonne étoile, la ruse de l’histoire ou de quelques profiteurs n’aient pas biaisé les évaluations et ne viennent pas mettre en doute une « performance » qui, en dernier recours, n’est qu’une construction politique et sociale.

L’égalitarisme prône une égalité de situation et une rétribution de rattrapage. L’élitisme se nourrit de méritocratie : en partant de situations jugées comparables, il faudrait encourager ceux qui réalisent de bons résultats et pénaliser les autres. Créer l’écart pour qu’en fin de compte, l’ensemble du système formé des gagnants et des perdants puisse progresser. Ce n’est pas uniquement l’élite qui « tire » le système, c’est la juste inégalité entre celle-ci et la masse qui le fait encore plus spontanément ou « naturellement ». Au cœur de la problématique du mérite et de la légitimité de l’élite, il y a donc les questions de l’égalité (de situation et de traitement), de liberté et de responsabilité au niveau de l’action individuelle ou collective ainsi que du système et des institutions (Étatiques?) susceptibles d’évaluer et de garantir un niveau acceptable de celles-ci.  C’est en cela, par exemple, que le diplôme national visé par l’Etat reconnait, valide et récompense un mérite et permettrait d’accéder à une élite « nationale » ayant des compétences prédéfinies de façon centralisée et bureaucratisée. L’égalité totale n’est qu’une utopie, la méritocratie parfaite qui justifierait les inégalités et verserait dans l’élitisme n’est qu’une idéologie. Une idéologie aristocratique et anti-démocratique diraient certains. Une idéologie nécessaire à la dynamique et à l’évolution démocratique répondraient d’autres.

L’islam, est une religion fortement égalitariste. Si elle n’est pas religieuse, toute élite ou toute verticalité souffrirait d’un manque de légitimité. Cela serait d’ailleurs une des clés du despotisme des pays musulmans qui viendrait en réponse à ce manque. La mythologie de l’obéissance et de l’allégeance au prince et aux dirigeants trouve ici sa limite. Nous sommes tous égaux devant Dieu et c’est lui qui donne ce qu’il veut à qui il veut. Pas étonnant que la gouvernance bascule de l’asservissement total à la quasi anarchie (au sens libertaire du terme). Une situation de remise en cause permanente de toutes les élites (sauf celles religieuses) qui sont ainsi fragilisées, bousculées et acculées au passage en force ou à la disparition.

Nous reviendrons dans la suite de nos contributions à la situation des différentes catégories de l’élite tunisienne.

 

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